dimanche 11 septembre 2011

Fahrenheit 451/Pilon/Rentrée littéraire

Ce que l'on détruit vraiment

Comme chaque année en septembre, les livres déferlent, décourageants par leur profusion. Il suffit de multiplier le nombre de titres par le premier tirage pour songer au fameux et néanmoins incontournable "pilon".

Ce qui se détruit par tonnes au pilon chaque année ce n’est pas « 110 millions de livres », ce sont tout d'abord des tonnes de papier : ce ne sont que des tonnes de papier... Et quelques autres broutilles : par exemple le travail de ceux qui le fabriquent, qui l'impriment, le transportent, etc.
Ce qui se détruit là, ce n'est pas le travail, l'intelligence, ou le talent des auteurs.
C'est juste celui des gens qui fabriquent la pâte à papier et font tourner les rotatives.
C'est aussi et encore, d'une autre manière, celui de la nature : celle qui, au début et au principe de tout, fournit la matière première : bras et intelligence humains, chair animale, chair végétale, génie et malfaisance tout à la fois, inextricablement mélangés. 
Comment peut-on, par un si petit bout de lorgnette, croire ou oser faire croire, qu'il y a offense à auteurs ?
Qu'on me comprenne bien : je n'oppose en aucun cas les uns avec les autres.
Et c’est bien cela qui est inquiétant, alarmant : le travail matériel des humains (épuisable), le "travail" matériel de la nature (épuisable) sont tenus pour quantités négligeables.
Ce n'est "que" cela que l'on dirige vers ce redoutable "pilon", là où le sens (le bon sens) lui même bute, s'abîme.

Mais le bon sens et l'émoi ne sont pas toujours de bon conseil...

Que tous ceux qui versent des larmes de crocodile sur ce spectacle, certes saisissant et parfaitement révoltant, s'attardent un instant sur cette question :
Que feraient-ils donc de ces 110 millions de volumes si on leur demandait de les prendre en charge ? Qui, imaginent-ils, pourrait le faire ? Et surtout pourquoi ?
Les bibliothèques elles-mêmes détruisent des volumes en grande quantité et suppriment leurs ateliers de reliure-réparation, brisant au passage des métiers qualifiés...

Alors que faire de ces "surplus" ? Les donner à lire sans tri, sans critique, sans discernement à des non lecteurs qui n'en veulent pas ? On voit par là que ce n'est pas la solution.

Chaque année, je donne pas mal de livres à mes amis d'Amnesty International qui tirent de leurs "Foires aux livres" quelques subsides pour la cause que l'on sait.
Ils croulent sous les dons et se mettent minables, une fois l'affaire bouclée, pour charrier et stocker l'instockable !
Les textes, eux, subsistent et subsisteront s'ils ont de le faire, ne nous en faisons pas trop pour eux. Proust, Joyce, Faulkner ou Lucrèce sont indestructibles : il y a lurette qu'ils ont rencontré leur public. Les nouveaux auteurs aussi, je le maintiens.
Et, pour les nouvelles générations susceptibles de s'emporter pour eux, leurs livres sont et restent pour partie disponibles !
Mais les forêts, elles, trépassent.
Et les "petites mains", qui fabriquent cette matière, puis impriment les millions de pages (même si ce n'est que 35 h par semaine en échange d'un petit millier d'euros !), reprennent tous les soirs leur trains de banlieue avec, entre les mains, parfois un livre, parfois autre chose, parfois rien.

Qu’est-ce qu’un livre ?
Deux choses rigoureusement et strictement distinctes : d'abord de la pâte à papier, broyée puis façonnée en maintes étapes, de l'encre mise en œuvre par des tas de gens sur d'énormes machines - elles aussi forcément produites quelque part d'une part -
PUIS, ensuite seulement, un "produit immatériel", une "œuvre de l'esprit", d'autre part.

Pourquoi confondre ce qui n'est, par nature, pas "confusible", ou pas encore ?

Il en va des stratégies commerciales de l'édition et de la "mécanique de la production" comme il en va de l'impuissance généralisée face aux "surproductions" ! Qu'elles soient de lait, de patates ou de toute autre denrée, il faut détruire !
Que les logiques de production en arrivent là est la seule chose qui doit nous alarmer.

Sans distinguer entre les denrées (livres ou pas livres, patates ou côtelettes de porc), j'insiste sur ce point.
Espérons au moins que tout cela est soigneusement recyclé, oui, RE-CY-CLé. Même en papier cul, aussi cher qu'un livre si l'on veut bien y penser.
Ce papier nous est donc revendu deux fois : On s'est régalé avec le dernier Goncourt dont le prix de vente intègre tous les coûts de production ?
Ben on y revient pour la chute du beau roman : le surplus nous sera vendu en P-cul.
Ça fait encore plus cher le bouquin !

Le monde entier est devenu un gigantesque tube digestif dont les sucs gastriques broient impitoyablement humains, animaux, végétaux, minéraux : toutes les ressources de la vie sur la planète en somme.

Dès lors, je ne vois vraiment pas pourquoi le fait qu'il y ait marqué, "Chateaubriand", "Molière", "Duras" ou "Lacan" sur l'emballage d'un livre permettrait à cet ordinaire nutriment d'échapper à la règle commune, je veux dire à la loi d'airain en vigueur partout ailleurs. Une entreprise de destruction massive.

Un "papier", pas si vieux que ça sur un métier du livre.



3 commentaires:

  1. l'opération "Mort au pilon" (mortaupilon.com) ne dit pas autre chose...

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  2. elle ne le dit pas de la même manière, mais j'aime aussi celle-ci! nous autorisez-vous à reproduire votre article sur mortaupilon.com? ou du moins un lien?
    on nous a reproché une certaine "fétichisation". nous précisons cependant que bon nombre de livres aurait simplement dû n'être pas édités du tout, que certains pourraient même être avantageusement détruits. il est vrai qu'une oeuvre de qualité ne devrait pas disparaître à cause de cette trop grande profusion. il est aussi vrai qu'on ne parvient plus si facilement à elle, ensevelie qu'elle est sous cette profusion, et retournée bien vite à son envoyeur, poussée par les nouveautés qui arrivent, qui arrivent, qui arrivent.
    bien à vous,
    xavier löwenthal

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  3. @xavier et Nexuriant
    Je vous autorise (mais merci de me le demander) à reprendre intégralement ce texte ou partie pour vos besoins.
    Vous pouvez même le modifier ou l'amender selon les considérations qui sont les vôtres. Je vous demanderai juste de me le signaler.
    Je ne m'estime pas propriétaire des points de vue que j'émets ici.
    Merci à vous
    L'affabulette

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